Discours fait à l’Académie Roumaine en avril 2012
Dans un monde où 10 000 sociétés se partagent le territoire de quelque 200 Etats – selon le rapport de l’Unesco sur « Notre diversité créatrice », publié en 1996, les cultures ne sont ni isolées, ni statiques. Elles entrent en interaction les unes avec les autres et évoluent. Des possibilités illimitées de communication, d’information, d’acquisition de savoir et de sa manipulation sont désormais à la disposition de l’humanité. Un pays ne s’identifie pas nécessairement à une seule culture. Le concept de l’identité culturelle est par conséquent multiple. Beaucoup de pays, peut-être le plus grand nombre, sont multiculturels, multinationaux et multiethniques, riches de plusieurs langues, religions et styles de vie. Le principe du respect de toutes les cultures est admis communément par tous les états démocratiques. Or sa mise en pratique laisse beaucoup à désirer. C’est précisément l’objet de la recherche initiée par ce colloque.
Mon apport se basera sur l’exemple de l’Union Européenne, la situation de crise dans laquelle elle se trouve aidant à illustrer le résultat d’une considération insuffisante de l’identité culturelle des peuples. Evidemment le problème de la gouvernance institutionnelle est un défi majeur en face de la crise financière. La démarche en cours risque encore une fois de faire abstraction de la diversité culturelle de l’UE.
La crise européenne
La mondialisation s’est emparée de toutes les activités économiques et politiques, alors que l’UE cherchait encore sa cohésion. Après plus de dix ans de débats institutionnels, le traité de Lisbonne est entré en vigueur en 2009. L’Union en espérait une meilleure efficacité, une plus grande proximité des citoyens et plus de démocratie. Le rapport Schuman, sur l’Europe et l’état de l’Union, publié il y a un mois,(1) s’en prend à la Gouvernance. Dans sa préface le président Jean-Dominique Giuliani, dit ceci: » En réalité, c’est l’ensemble de la construction communautaire qui souffre de sa gouvernance. C’est à dire qu’il lui manque tout simplement un …gouvernement ». Fin de citation. Ce rapport de 250 pages passe au crible les différentes étapes de la crise financière sans pour autant consacrer, ne fut-ce qu’un seul chapitre à la culture. Or, rien qu’à considérer la crise grecque, il y aurait beaucoup de réflexions à faire à ce sujet. En l’occurrence, le reproche, souvent entendu, qu’on n’aurait pas dû admettre la Grèce à la zone euro, et la façon dont le peuple grec a été traité dans la presse européenne et par certains dirigeants, mérite une analyse profonde. Le berceau de la démocratie a bien évolué depuis le temps de l’Agora d’Athènes, et l’histoire de ce pays a connu de grands bouleversements au cours du 20e siècle. Or, lors de son admission à l’UE s’est on soucié des accords de Lausanne, ou de la forte emprise de l’orthodoxie sur les gouvernements? La Grèce, au moment de son admission à l’UE, était à peine sortie de la dictature militaire. Dès lors à mettre en cause l’admission de la Grèce à la zone Euro, est un raccourci d’interprétation d’une ouverture de l’Union à une autre culture, je dirais orientale. Le grand pas fait à ce moment-là est passé inaperçu, l’étiquette collée à la Grèce était, qu’il s’agissait d’un autre pays du sud, méditerranéen! Quant aux commentaires émis à l’occasion des innombrables réunions ministérielles, la jauge commune appliquée au peuple grec était axée sur les Allemands. Or toute comparaison est aléatoire, surtout lorsqu’il s’agit d’êtres humains. La violence des paroles exprimées publiquement à l’égard d’un peuple serait un sujet de thèse sur la parole et la culture en des temps de crise en UE! On peut y lire une dangereuse renaissance de courants extrémistes.
Un brin d’histoire
L’histoire du Luxembourg (2) et sa présence comme membre fondateur de l’UE dès le début dans les enceintes internationales, nécessite un rappel de l’histoire de la maison de Luxembourg et notamment de l’empereur Sigismond. C’est peut-être une explication de la longévité des Luxembourgeois dans l’histoire de l’Europe. L’empire de Sigismond engloba un territoire préfigurant presque l’UE d’aujourd’hui. Il était le dernier des princes de Luxembourg. De 1387 à sa mort en 1437 il fut impliqué dans des actions de grandes envergures, mettant fin au Grand Schisme Occidental. Il arriva ainsi à consolider l’équilibre entre l’Empire germanique et le royaume de France que son père avait instauré. Mort sans héritier en Moravie et enterré selon sa volonté dans l’enceinte de l’ancienne basilique Saint Ladislas à Oradea, ce souverain, dont l’histoire est souvent méconnue, mériterait une reconnaissance posthume de son profil européen. Son empire a permis l’éclosion de la culture européenne, laissant toutefois à chaque région ses propres expressions et léguant ainsi à la postériorité de grandes richesses architecturales et artistiques. Le Grand-Duché de Luxembourg, berceau de la dynastie de Jean l’Aveugle, a subi au cours des siècles maintes occupations militaires. La renommée de sa forteresse, l’imprenable « Gibraltar du Nord » construite par Vauban, y a amené les armées autrichiennes espagnoles et françaises. La redistribution de larges parties de son territoire au congrès de Vienne et le démantèlement de la forteresse, imposé en 1867 par le traité de Londres, ont finalement vu l’ancien Duché de Luxembourg devenir plus petit, mais appelé Grand-Duché. Le pays était occupé par les Nazis pendant la deuxième guerre mondiale. La résistance s’était organisée et les représailles contre une grève générale organisée le 10 octobre 1941 étaient farouches. L’occupant prétendait que les Luxembourgeois étaient de souche allemande et devaient par conséquent réintégrer le Reich. L’enrôlement de force dans la Wehrmacht, imposé par les représailles, a obligé les jeunes Luxembourgeois à combattre à cotés des Nazis, ce qui par après a souvent prêté à confusion dans la perception historique du rôle du pays pendant l’occupation. Cette résistance a certainement consolidé l’indépendance du pays.
Membre fondateur dès l’après guerre, du Benelux, du Conseil de l’Europe, de l’OTAN, de l’OCDE et finalement d’Union Européenne, militant actuellement pour un siège au Conseil de Sécurité aux Nations Unies, le Luxembourg a utilisé habilement sa souveraineté. Avec une population immigrée résidente de 49% de la population totale, le pays est actuellement le moteur économique dans la grande région, et assure l’emploi pour 150.000 travailleurs frontaliers. Pays charnière entre l’Allemagne et la France le Grand Duché a pu conserver sa langue nationale, le Luxembourgeois, tout en étant bilingue franco-allemand. Les grands investissements dans les infrastructures culturelles des dernières décennies en ont fait le phare pour la grande région, la Sarre, la Lorraine et la Wallonie. Berceau de la première institution européenne, la « Haute Autorité du Charbon et de l’acier », la CECA, le Grand Duché est le témoin de première heure de la construction européenne.
Les débuts de la construction européenne
Parfois il est indiqué de retourner aux sources des événements et je le ferai en évoquant la première rencontre entre Robert Schuman et Pierre Werner, le Premier Ministre du Grand Duché de Luxembourg pendant un quart de siècle, fervent Européen et artisan de la monnaie commune. Cette première rencontre se situe en 1936 alors que Pierre Werner âgé de 22 ans était étudiant à Paris à la Faculté de Droit et de Sciences Politiques. En sa qualité de président du cercle des étudiants catholiques luxembourgeois il était à la recherche d’un orateur pour l’assemblée générale. On lui avait suggéré de contacter Robert Schuman, alors Député de la Moselle. Je rappelle que Schuman est né à Luxembourg, sa mère était Luxembourgeoise et sa maison natale abrite aujourd’hui un centre d’études européennes. Pierre Werner raconte (3) comment le député lui avait donné rendez-vous sur le trottoir, à l’aboutissement du boulevard St Germain et l’invitait à déjeuner au Palais Bourbon, siège de la Chambre des Députés.
Le discours que Schuman prononça le 22 octobre 1936 devant les étudiants reflète sa conception de son idéal politique. Et il parle de la crise de ce temps-là, qu’il trouve dans l’exaspération de l’amour-propre national, aiguisé par des humiliations, des aspirations insatisfaites, des répudiations de pactes internationaux signés, mais avant tout par les difficultés d’ordre économique. Déjà en 1936 Schuman anticipe les événements, à rappeler les gouvernements de l’époque en France, en Italie, en Allemagne…. Il a rejeté les extrémismes, le fascisme comme le communisme. On ne peut séparer la pensée politique de Robert Schuman de sa conviction religieuse, de sa vie de catholique pratiquant. Les valeurs auxquelles il adhérait étaient formulées dans l’Encyclique « Rerum Novarum » du Pape Léon XIII.
Aurait-il réussi à convaincre ses partenaires politiques en 1950 s’il n’y avait pas eu cette communauté des valeurs avec Adenauer le chancelier allemand et de Gasperi, le Premier Ministre italien, chrétiens pratiquants eux aussi ? Sa déclaration du 9 mai 1950 était marquée par le problème de l’Allemagne. Comment réagir vis à vis de la République fédérale d’Allemagne, dont les trois Alliés occidentaux venaient de décider la création ? Fallait-il garder la frontière avec l’Allemagne par le stationnement d’une présence militaire, comme certains courants en France le préconisaient ?
Schuman exprime sa conviction personnelle comme suit : Cit.
« La politique de contrainte, appliquée par les vainqueurs, n’apporte que des solutions fragiles et trompeuses ; elle est génératrice de conflits nouveaux. Même une paix établie simplement sur des concessions réciproques ne résiste pas longtemps à un nouveau déplacement des forces entre les contractants. Tant qu’il y aura place pour une revanche, les risques de guerre surgiront à nouveau. »
Elaborée en secret par Jean Monnet et une petite équipe d’experts, Etienne Hirsch, Paul Reuter et Pierre Uri ainsi que Bernard Clappier, son directeur de cabinet, la déclaration a court-circuité tous les services diplomatiques. Après avoir mis au courant le Chancelier Adenauer et obtenu son accord, Schuman convoque une conférence de presse pour 18.00 et proclame son texte. La hâte était telle qu’on avait oublié de filmer la conférence de presse, si bien que quelques jours plus tard Schuman a dû se prêter à une reconstitution.
Ce qui est frappant dans la démarche, c’est la confiance mutuelle, la parole donnée valait engagement écrit, aucune information ne sortait avant la conférence de presse officielle. C’était aussi la notion du pardon vis à vis de l’Allemagne. Aurait-on pu se mettre ensemble sans cette attitude de base, qui ne prône pas la vengeance, ni l’humiliation de celui qui a déclenché et perdu la guerre? Le premier traité n’a pas mentionné la culture, ce qui, plus tard, a fait dire à Jean Monnet, que si c’était à recommencer, il commencerait par la culture.
Le chemin de l’Union européenne est semé de crises, de compromis, d’échecs, comme p.ex. le vote du Parlement français contre la Communauté européenne de défense. Tout au long de l‘histoire de l’UE on rencontre des problèmes, dont certains, comme celui du siège du PE, refont surface aujourd’hui même. Mais il est vrai qu’à six l’entente était plus facile à trouver, le dialogue permanent et la volonté de construire un avenir de paix étaient à la base du processus. Le dialogue était bien basé sur le respect de l’autre, le Grand-Duché de Luxembourg ne s’est jamais vu traité de « petit pays » de moindre importance, à cette époque des débuts. Au contraire, puisqu’on travaillait encore des fois sans traduction simultanée, le multilinguisme franco-allemand du Ministre luxembourgeois lui faisait jouer le rôle d’interprète dans mainte réunion informelle.
La pensée de Robert Schuman révélait bien sa perception de l’état nation, et Jean Monnet a dit dans un discours fait à Washington en 1952: Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissions des hommes. (4)
Le communautarisme
En l’état actuel la crise économique a renforcé les égoïsmes. Le discours public manque de sensibilité, les ripostes se font sur un fond d’humiliation, de populismes, voire de nationalismes. Les traités successifs ont établi des règles, qui en pratique ne se sont pas mis en œuvre dans l’esprit de leur conception. L’UE ne s’est pas développée en acte, alors que l’esprit y était, et a été ratifié par les parlements nationaux des 27 pays membres. Le partage du pouvoir, n’a pas eu lieu en réalité. Dans l’appréciation du citoyen, influencée par les discours politiques, les bienfaits lui arrivent par la volonté de ses élus au niveau national, et toutes les déficiences remontent à des décisions qui proviennent de Bruxelles. La capitale du royaume de Belgique est devenue en quelque sorte le synonyme du moloch bureaucratique géré par la Commission européenne.
Dans l’ouvrage de la Fondation Robert Schuman sur l’Europe, « L’Etat de L’Union 2012 » *(1) Pierre Hassner, spécialiste français de relations internationales, né en Roumanie en 1933, s’est exprimé sur « L’Europe et la puissance » de la façon suivante:
» Il y a quelques années, certains scrutaient « l’énigme de la puissance européenne » dont la clef leur paraissait être « la puissance par la norme ». Actuellement, on aurait plutôt tendance à s’interroger sur « l’énigme de l’impuissance européenne ». Certes, l’explication première de ce contraste est dans la crise économique et financière, dans le non-respect par les Etats européens des normes qu’ils avaient promulguées, dans les différences révélées à l’intérieur de leur Union. Mais on peut y voir aussi une bonne introduction à l’ambiguïté de la notion de puissance….
Il reste que la puissance n’est ni une essence ni une possession, mais une relation. Elle consiste à amener l’autre à faire ce qu’il ne ferait pas autrement, ou à l’empêcher de nous empêcher de faire ce que nous voudrions faire, ou de nous forcer à faire ce que nous ne voudrions pas faire… » Fin de cit.
En omettant de cultiver ces relations, d’exercer au quotidien le dialogue entre les nations, de mettre en commun ce qui nous unit au lieu d’épingler ce qui nous sépare, les citoyens de l’UE ont été tenus à l’écart du vrai processus décisionnel.
Et je cite encore Pierre Hassner à ce sujet:
…la capacité de décision, la puissance et l’action de l’Europe sont sévèrement mises en cause par la multiplicité de ces niveaux (gouvernements, institutions européennes, opinions publiques et de situations économiques diverses et, au-dessus, les marchés qui semblent avoir le dernier mot). Dans ces conditions, la puissance européenne semble retrouver sa nature virtuelle plutôt que réelle…..C’est seulement si, devant l’évidence de l’impuissance et le risque de la catastrophe, il se produit un sursaut de solidarité à la fois politique, sociale et européenne, surmontant à la fois les égoïsmes particularistes et le pouvoir absolu des marchés, que l’Europe a des chances de retrouver le sens de sa vocation et de sa puissance ».
La culture du dialogue
Citons encore Jean Monnet qui disait au sujet de la construction européenne:
« Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions ».
S’il est besoin de réformer les institutions, les citoyens ne se réforment pas d’un coup de baguette magique. Ils ont été laissés à la merci d’une information trop souvent teintée de nationalisme, voire de l’interprétation reliée aux politiques nationales. Les sites d’information européens sont rarement accessibles à un large public. Quant à la chaine de télévision Euronews, que je ne voudrais pas qualifier de source d’information complète et optimale, elle est dépendante de l’action politique des Etats membres qui devront déclencher le principe du « must carry » pour obliger les chaînes publiques à inclure Euronews dans leur bouquet de diffusion. L’information du citoyen est donc le premier pas vers une sensibilisation et par conséquent un élément important pour un dialogue basé sur des connaissances identiques.
Un autre déficit doit être constaté au niveau des connaissances insuffisantes de l’histoire des pays. L’Europe s’est construite au cours des siècles passés, à force de maints combats, tous reliés à l’arrière fond d’ethnies, de religions, d’envahisseurs friands de ressources naturelles. La diversité culturelle est une richesse, mais elle représente aussi un défi majeur. Et cependant l’histoire des états n’est-elle pas transmises aux jeunes citoyens d’aujourd’hui plutôt comme la somme des guerres, des victoires, au lieu de tracer le chemin parcouru vers la coexistence pacifique d’une diversité culturelle unique au monde ? A chaque peuple revient le droit à sa propre mémoire, mais l’histoire de la construction européenne est trop souvent négligée dans les cours d’histoire. Nous aurions besoin d’une méthodologie commune pour l’enseignement de l’histoire, faisant état des progrès acquis en un demi-siècle sans conflits armés entre les pays de l’UE. Pour le dialogue cette connaissance serait un élément important pour le rapprochement entre les citoyens.
En vue de la préparation de l’année européenne du dialogue interculturel un atlas des valeurs a été élaboré par l’Université de Maastricht. Cet ouvrage a servi à une meilleure connaissance des attitudes différentes à l’égard de principes comme la solidarité entre citoyens et entre états. Les développements économiques y ont pris une grande place, tout comme pour les instruments d’analyse comme Eurobaromètre. L’économie est au cœur du débat, l’Union est celle du marché unique, la compétitivité et les règles de concurrence ont pris la place prépondérante dans les débats publics. Schuman a certainement anticipé des conflits majeurs par la création de la Haute Autorité du Charbon et de l’Acier, et le contrôle des industries d’armement. Cependant ces instruments de contrôle, se sont estompés au cours des décennies suivantes. L’Union de l’Europe occidentale, créée à cet effet comme pendant au Conseil de l’Europe, n’a jamais réussi à assurer la transparence des productions et exportations d’armements de ses pays membres, ce qui a justifié sa récente dissolution. L’économie de l’UE a enfin été soumise à l’influence de la mondialisation, à l’importance que les marchés ont pris dans le calcul des indices de production dans les états.
Le rôle de l’économie
La création de la monnaie commune, préparée de longue date dès 1972 par Pierre Werner, est toujours la plus grande réussite politique. Les modifications apportées au Pacte de Stabilité par la coalition de la France de l’Allemagne et de l’Italie se sont révélées l’erreur la plus grave commise. Les crises budgétaires des états révèlent des approches différentes, dépendantes des courants politiques au pouvoir. Le dialogue entre économies ne s’est établi qu’à force de fusions d’entreprises, de délocalisations, de recherche du profit, négligeant l’aspect social, tant par des législations divergentes que par l’absence de la valeur accordée au travail humain. Par ailleurs le bénéfice d’une mise en commun des outils de production a surtout profité aux grands groupes industriels à un niveau mondial plutôt qu’au niveau des pays membres de l’UE. La recherche d’une réponse à la crise actuelle se fait sous la pression des marchés financiers, alors qu’on aurait besoin de temps à la réflexion sur de nouvelles bases pour un modèle économique commun, viable au futur.
La culture du dialogue devrait pouvoir se faire sur la base de nouveaux concepts économiques. L’économie sociale de marché, jadis à la base de l’expansion économique de l’Allemagne, ne s’est pas réalisée comme prévue au niveau européen. La doctrine sociale de l’église catholique et l’encyclique de Jean Paul II sur la valeur du travail ne se sont guerre répercutées dans les législations. En période de crise, où le recours aux indicateurs financiers a montré ses limites, la recherche de solutions innovantes, qui tiendraient compte du besoin crucial d’une Europe sociale, face à 20 millions de chômeurs, ne pointe pas encore à l’horizon. Ce serait le moment d’initier une nouvelle qualité de dialogue entre les décideurs politiques et économiques, pour préparer tant les pays membres que les institutions européennes à une nouvelle qualité du discours. Je doute que le seul renforcement de la gouvernance économique au sein de l’Eurogroupe puisse y aboutir.
Culture du dialogue, dialogue des cultures
L’absence d’une vraie place réservée à la culture au niveau européen, à l’occasion de l’élaboration des traités est aussi l’expression de la peur de l’autre, du mal de vivre ensemble. La culture n’est pas devenu un domaine de politique européenne proprement dite. Si l’on peut comprendre Robert Schuman, homme de frontière, trilingue, il parlait Français Allemand et Luxembourgeois, de ne pas avoir nommé la culture dans ses textes, il ne faudrait pas en déduire que le fond de sa pensée ne visait pas l’élément culturel de l’union qu’il proposait. En nommant chaque citoyen individuellement, sa conviction profonde était évidemment marquée par sa foi, par sa tolérance, et sa capacité de pardon. L’année européenne du dialogue interculturel a été promue afin d’en approfondir la recherche. Cette action a permis d’entendre de nombreux interlocuteurs dans l’enceinte européenne. Certains discours ont révélé l’envergure des différences et l’enjeu des rapprochements. Parmi les nombreux discours entendus, je citerai celui fait le 19 novembre 2008 par le Grand Rabin des congrégations juives unies du Royaume-Uni et du Commonwealth dans l’hémicycle du PE à Strasbourg, à l’occasion de la commémoration de la Nuit de Cristal. Sir Jonathan Sacks a évoqué deux mille ans d’histoire, l’enseignement de la Bible pour le dialogue, au fil de différentes épisodes, comme celui des frères ennemis Caïn et Abel.
« Quand les mots s’arrêtent, a-t-il dit, la violence commence. Si nous étions totalement différents, nous ne pourrions communiquer, mais si nous étions strictement identiques, nous n’aurions rien à nous dire. »
Son discours, étoffé d’exemples bibliques, a aussi relevé la cohabitation du lion et de l’agneau, le prophète Isaïe ayant prédit le jour où le lion et l’agneau vivraient ensemble en paix. « Ce jour n’est pas encore arrivé », et le Rabin de citer l’histoire d’un zoo où le lion et l’agneau ont cohabité dans la même cage. Au visiteur curieux de savoir comment ils y arrivaient, le gardien répondit: « Facile, il nous faut chaque jour un nouvel agneau! » Sur l’arche de Noé pourtant le lion et l’agneau n’avaient pas atteint une utopie, mais vivaient ensemble parce qu’ils savaient que sinon ils allaient tous deux se noyer.
Et le Grand Rabin fit appel à la communauté internationale à s’engager pour atteindre ensemble ce qui ne peut être atteint séparément. « On peut avoir une société sans Etat, mais peut-on avoir un Etat sans société? »
« On peut maintenir les gens par la force ou la crainte, on peut leur accorder des droits, mais les droits sans les responsabilités sont les prêts hypothécaires du monde moral. » Fin de citation.
« Aucune question planétaire ne pourra être résolue qu’avec la participation active des civilisations coexistantes. » (5)
Le printemps arabe a bien révélé qu’au XXIe siècle une nouvelle culture de la communication s’est introduite au niveau mondial. Des réseaux extrêmement efficaces ont réussi à faire tomber des dictateurs, toutefois la démocratie ne s’est pas encore installée. Traitée de parent pauvre par le budget européen, la culture n’est pas devenue un outil d’une politique en faveur de l’Union. Malgré le succès de ses actions emblématiques, comme la Capitale européenne de la Culture, les programmes Comenius Léonardo et Erasmus, les actions européennes n’ont pas vraiment percé, faute de moyens. Y a-t-il meilleure promotion du message commun que la connaissance de l’autre, sa rencontre dans son pays? Le programme Erasmus, qui devrait assurer la mobilité des étudiants universitaires, en touche quelque 3%, faute d’un financement suffisant, alors que certaines professions universitaires seront plus tard en mobilité à raison de 80%. Le multilinguisme a beaucoup de mal à s’installer, laissant la place à un anglais de fortune qui semble devenir la lingua franca du futur européen. Cependant la langue du voisin, c’est aussi le premier témoin de sa culture. Une initiative de promotion pour encourager les états membres à introduire dans leur cursus scolaire l’apprentissage d’autres langues a été très peu suivie. Quant à la Capitale Culturelle, c’est l’exemple par excellence de ce que peut déclencher une action vraiment européenne. La Roumanie est le seul pays dont une ville a été nommée Capitale Culturelle de l’Europe, avant même d’être membre de l’UE. Et voilà encore un lien fort entre le Luxembourg et la Roumanie, sans l’initiative que j’ai prise en 2002 de proposer Sibiu pour l’année 2007, la décision n’aurait pu se faire plus tard, vu que le règlement sur la désignation de la Capitale a été changé en 2006. La Capitale Culturelle est une initiative excellente pour renforcer le dialogue des cultures. Toutefois la Commission Européenne n’en a pas encore fait un véritable réseau des villes, par la création de partenariats consolidés. Les initiatives au niveau de la diplomatie bilatérale sont évidemment un outil précieux, tout en le laissant à l’initiative individuelle des diplomates – et aux moyens qui sont à leur disposition pour le faire! Même un petit pays comme le mien a pointé avec des diplomates pianistes qui se sont fait remarquer à Moscou, Washington ou même introduits à la cour impériale au Japon. Et je m’en voudrais de ne pas citer la Roumanie qui a brillé par la qualité de ses initiatives.
De ces relations importantes et indispensables il n’apparait pourtant pas d’espace commun de culture européenne, sa diversité et les liens avec les évolutions politiques.
Et je citerai Julia Kristeva qui parle de la culture européenne comme « d’une quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. Et c’est précisément ce contrepoint, ce « contre-courant » qui fait l’intérêt, la valeur et la difficulté de la culture européenne, mais aussi et par conséquent du projet européen lui-même ». (6)Le 16 octobre 2010 la chancelière allemande a déclaré l’échec du « Multi Kulti » et durant sa visite en Allemagne en février 2011 le Premier ministre turc a déclaré l’assimilation culturelle comme contraire aux droits de l’homme. Usurpée pour le discours de politique politicienne contre les Turcs, les gens du voyage, les musulmans, les étrangers tous azimuts, la culture devrait être au contraire le relais pour la compréhension d’attitudes différentes. Elle pourrait devenir le vecteur d’une opinion publique européenne, prônant la citoyenneté européenne comme un acquis de l’espace de liberté qui nous est garanti par les traités actuels. Alors que le discours économique risque de se retourner vers les égoïsmes nationaux, la diplomatie culturelle doit devenir l’agent de l’ouverture pour la sauvegarde des acquis, pour la promotion d’un langage commun, au service de la diversité.
Le traité de Lisbonne a encore renforcé l’article 128 du traité de Maastricht en décrivant plus explicitement le rôle de l’Union face à la diversité culturelle. Il n’en est pas résulté un vrai domaine de politique volontariste. Ce sera le progrès à faire dans les modifications futures des traités. Il en va de l’enjeu global, de la prédominance de l’esprit sur la matière.
« Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux ».(7) La parole d’André Malraux, qu’il a écrite en réponse au questionnaire d’un journal danois a visé la menace de l’arme nucléaire. Elle a souvent été paraphrasé par « le 21e siècle sera religieux ou ne sera pas ». Visionnaire, André Malraux ne croyait certainement pas qu’un demi siècle plus tard sa phrase serait toujours d’actualité. Les progrès de l’humanité seront mesurés à l’aune de leur développement culturel et spirituel. La crise économique ne doit pas voiler cette aspiration fondamentale de l’humanité.
Les richesses culturelles
Comment en faire cependant un vrai projet de politique européenne, voir de développement mondial? Comment transformer le PIB en un indicateur des vrais facteurs qui constituent l’état d’un peuple? Les efforts de l’OCDE d’arriver à scruter l’état du bien-être, voire du bonheur des citoyens ont abouti à un nouvel indicateur calculant le Bonheur Brut Intérieur.
Des économistes réputés comme Joseph Stiglitz et Jean-Paul Fitoussi(8) ont arrêté une grille de 11 paramètres essayant de compléter l’approche purement économique. L’enjeu de mesurer » le sentiment de satisfaction personnelle ou l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie de famille » est de taille, pour les décisions politiques subséquentes. Cependant cette approche signifierait un changement de paradigme pour les décideurs politiques. L’UE avec la formidable richesse de sa diversité culturelle pourrait révéler bien des surprises dans la classification des pays. Je suis convaincue que la Roumanie se trouverait dans le peloton de tête. Un observatoire culturel, à l’exemple de la philosophie du développement durable introduite pour les politiques environnementales, serait à mettre en place. L’histoire culturelle du continent européen a bien prouvé dans le passé que grâce à leur mobilité extraordinaire, les musiciens, peintres, constructeurs de cathédrales et poètes ont transporté leur foi en l’ingéniosité de l’être humain d’un pays à l’autre, du temps de l’empereur Sigismond ils n’avaient pas besoin de visas et ils n’étaient pas qualifiés d’étrangers. La culture des millénaires passés a laissé les traces qui, aujourd’hui, font notre fierté commune. Rebâtir l’Union Européenne sur ces bases serait une vraie perspective d’avenir.
bibliographie
1) Rapport Schuman sur l’Europe 2012
L’Etat de l’Union Fondation Robert Schuman
Edition Lignes de Repères CES
2) Emergence d’un Etat et d’une Nation Gilbert Trausch
Fonds Mercator 1989
3) Pierre Werner La pensée politique de Robert Schuman et la déclaration du 9 mai 1950
catalogue d’exposition 1986 Luxembourg
4) Jean Monnet Propos sur l’Europe à faire
Fayard 1996
5) T.Postolache Un autre monde pluricivilisationnel se profile pour le XXIe siècle- séminaire Penser l’Europe 2011 oct. 14
L’Académie Roumaine
6) Julia Kristeva Université Européenne d’été Europe des cultures et culture européenne: communauté et diversité
7) Laurent Lemire :André Malraux Antibiographie
Editions Jean-Claude Lattès 1995
8) Rapport de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi