Les réponses sont multiples, allant de l’étendue géographique aux différences culturelles et religieuses, avec à l’arrière plan une ignorance flagrante de l’histoire Pourquoi a-t-on peur de la Turquie ?
Question à réponses multiples, selon le profil de ceux à qui on la pose. Je voudrais au cours de cet exposé jeter un regard sur l’élément émotionnel que provoque la question si elle est posée au citoyen. Du moins faudrait-il en tant que responsable politique qui tôt ou tard devra trancher, et même voter pour ou contre l’admission de la Turquie à l’Union Européenne, savoir d’où vient cette préoccupation non raisonnée des citoyens. C’est ce que j’essaierai de faire, en m’appuyant sur mon expérience personnelle au contact avec les citoyens, les élus nationaux et européens.
Je serais évidemment tentée à jeter un regard critique sur la façon de L’Union Européenne à traîter les candidats à l’adhésion. Parfois j’ai eu l’impression de faire partie d’un cercle fermé, genre service club, qui considérait davantage la notoriété du pays candidat, que sa situation réelle, faisant souvent abstraction de son histoire, et plus souvent encore de la réalité culturelle. Les admissions antérieures revues sous cet angle révèlent de nombreuses situations incongrues. Si on avait procédé par référendum pour l’élargissement, il y aurait eu beaucoup d’appréhensions à l’encontre de certains états, non seulement en 2004, mais déjà pour les élargissements de 1981 et 1986.
Entretemps l’Union Européenne est ébranlée par les questions monétaires, la crise financière vient s’ajouter au manque de croissance des économies. La recrudescence de courants anti-européens, nationalistes et d’extrême droite en rajoute au sentiment d’instabilité. La belle phrase de Robert Schuman que l’Europe doit « unir des peuples et non seulement coaliser des états »n’a plus grand cours. On a au contraire l’impression que c’est le « chacun pour soi » qui règne, sans toutefois que le « Dieu pour tous », n’y soit rajouté.
L’Union Européenne est encore à la recherche des valeurs de son passé humaniste et judéo-chrétien, valeurs estompées au fil d’un relâchement des contraintes de traditions et convictions religieuses, qui étaient encore ancrées dans le comportement des générations de l’après-guerre. « L’âme de l’Europe est sa diversité », proclamait la chancelière allemande dans son discours d’introduction lors de la présidence à l’UE en 2008. Quant aux mécanismes d’apprentissage de la diversité, qui toucheraient toutes les générations, beaucoup de progrès restent encore à faire.
S’il est vrai que l’Union de 27 Etats membres ne peut se faire du jour au lendemain, l’Union Européenne vieille déjà de plus d’un demi-siècle, est passée de 6 Pays membres fondateurs à 27 Pays membres et de 161 millions d’habitants, à 500 Millions. De quoi être fier, de quoi s’enorgueillir, car jamais dans son histoire le vieux continent n’a vécu une aussi longue période de paix.
Dès lors, s’ouvrir à nouveau pour accueillir une centaine de millions de nouveaux citoyens avec des élargissements aux pays des Balkans et à la Turquie serait une conséquence logique du projet politique d’une Europe à l’abri de conflits. Les frontières politiques de l’Union Européenne correspondaient après 2004 quasiment trait pour trait à la césure apparue lors du schisme de 1054, qui séparait les catholiques et les orthodoxes.
Avec l’élargissement de 2007 à la Roumanie et à la Bulgarie cette frontière est franchie. Est-ce qu’il y a une volonté politique d’en assumer le défi? Il est évident que cette approche a peut-être été à la base des accords d’association avec la Turquie de 1963, accords par lesquels la possibilité d’une adhésion a été mise en perspective. La Turquie, membre fidèle de l’Alliance Atlantique était un partenaire important pour la sécurité en Europe.
Depuis le monde a bien changé. La globalisation, la chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme ont marqué le cours de l’histoire.
Le citoyen européen de la vieille Europe, celle qui s’arroge en quelque sorte un droit d’ancienneté, a perçu l’ouverture des frontières et la création de la monnaie commune comme un succès. Le grand marché intérieur, réglé par une multitude de régleentations et directives, en a été la première préoccupation commune. La libre circulation des personnes, et plus encore des capitaux, ne créait pas de problèmes majeurs, avant la crise financière.
Mais bien avant tous les problèmes que nous connaissons actuellement, la Turquie n’était pas perçue de la même façon que les autres pays devenus membres à part entière en 2004 et 2007.
Lorsque j’ai publié mon premier article dans l’hebdomadaire « Le Jeudi », en Octobre 2004, j’ai choisi comme titre « N’ayez pas peur ».
Ma réflexion était que l’adhésion d’un grand pays islamique à l’UE serait le meilleur garant du respect des droits de l’homme de la liberté des cultes, de l’égalité entre hommes et femmes, dans un espace géographique élargi. La Turquie devrait adapter sa législation à l’ordre juridique de l’UE. A voir 75% de sa population favorable à l’adhésion me semblait une chance unique de consolider la paix et de renforcer l’Union européenne. Dans les conclusions de mon article j’avais fait appel à préparer l’Union européenne à cette rencontre des civilisations comme à l’un des grands événements culturels de l’histoire.
Suite à la recommandation de la Commission européenne du 6 octobre 2004 d’entamer avec la Turquie des négociations pour une adhésion, le débat politique était relancé. Très émotionnel au PE, la notion de partenariat privilégié était suggérée au PPE par les députés allemands, qui exigeaient qu’en cas de décision formelle de la part des chefs d’Etat et de gouvernement au sommet du 17 décembre, les négociations devraient être « ergebnisoffen », c’est à dire laisser ouverte la perspective à une formule nouvelle appelée « partenariat privilégié », sans définition précise à l’époque.
Dans son excellent exposé sur la candidature de la Turquie et la question des limites de l’UE, publié dans les Actes de la Section des Sciences Morales et Politiques de l’Institut Grand-Ducal, Jean Mischo, Ministre plénipotentiaire honoraire et ancien avocat général à la Cour de Justice constate à ce sujet qu » Il faudrait donc établir un régime ad hoc et il pose la question s’il ne faudrait pas ajouter un « élément politico-psychologique dans le mandat de négociation. »
Comment en effet la Turquie, qui a fait acte de candidature pour la première fois en 1987 et à qui on a répondu que ni elle ni la Communauté européenne n’étaient prêts à franchir ce pas, comprendrait-elle qu’en 2010 on n’est toujours pas prêt, après qu’en 1999 on lui avait accordé le statut de pays candidat?
Entretemps la Turquie a connu un essor économique important au cours de la première décennie de ce siècle. Elle a réaffirmé son rôle de médiateur entre l’Europe et le monde arabe.
L’UE quant à elle, aurait besoin d’un nouveau souffle. Les débats sur la constitution et le verdict négatif de la France et de l’islam.
Au niveau politique, la République Fédérale d’Allemagne avec la chancelière Angela Merckel a aligné son langage sur ces appréhensions, et le Président français en a fait de même. Depuis 2004 l’opinion publique en Europe a été influencée par des événements négatifs, qui ont culminé dans le référendum en Suisse sur l’interdiction de minarets.
Aux Pays Bas les assassinats du cinéaste Théo van Gogh et du leader extrémiste Pym Fortuyn étaient des signaux d’alarme d’un profond malaise, qui s’est concrétisé avec l’élection de Geert Wilders, adversaire farouche de l’Islam.
Les caricatures danoises publiées le 30 septembre 2005 ont démontré que la scission entre les cultures est bien réelle. Les débats au PE ont chancelé entre le plaidoyer inconditionnel pour la liberté d’expression, et le respect dû à l’opinion d’autrui. Des partis politiques s’affichant normalement pour le laïcisme ont trouvé que la religion a voix au chapitre et qu’elle ne reste plus exclusivement du domaine privé.
L’année européenne du dialogue culturel, proclamée par la commission européenne pour 2008 ne prévoyait pourtant pas le dialogue interreligieux dans le texte de la commission. La notion de croyance a finalement trouvé un accord entre la proposition du PE, du Conseil des Ministres et de la Commission.
La peur de l’autre qui s’est installée en Europe va bien au-delà des négociations avec de nouveaux pays membres. Elle est là, aux aguets, quand il est question d’immigration, d’intégration, des inégalités Nord-Sud dans des dossiers comme le changement climatique.
L’UE est devenue un forteresse qui défend ses intérêts Ce serait d’ailleurs transgresser plusieurs siècles d’histoire en quelques décennies si on voulait redessiner la carte géographique, sans tenir compte de toutes les évolutions ethniques et culturelles.
Il faudrait tout d’abord trouver remède à ce sentiment de la peur de l’autre. Cette peur se transmet surtout avec l’ignorance. Le manque de connaissance sur la diversité des cultures dans les 27 pays membres est de taille. L’ignorance flagrante de l’histoire empêche un regard compréhensif sur certains problèmes internes de l’UE.
L’adhésion de la Turquie est vue comme la porte grande ouverte à l’entrée de l’Islam en Europe. C’est une erreur d’appréciation. La diversité religieuse existe déjà maintenant, n’ayant pas encore engendré un pluralisme éclairé. Les quelque 15 millions de citoyens européens qui se disent appartenant à la religion musulmane, feraient-ils chavirer l’ensemble de 500 millions de citoyens dans leur attitude civique?
Il existe pourtant de nombreux exemples de cohabitation paisible et heureuse entre citoyens de croyances diverses. Comment se fait-il que 3 millions de ressortissants turcs puissent engendrer un débat public envenimé dans de grands pays comme la République fédérale d’Allemagne?
L’Union européenne n’est plus perçue comme le parapluie qui abrite tous les citoyens, mais comme le frein qui empêche les états nations à se développer. C’est la course contre l’autre état, la zizanie entre les 27, le retour à l’État Nation.
L’intégration des immigrés ne s’est pas concrétisée partout. Résoudre les problèmes de l’urbanisme, de la scolarisation des enfants, de l’apprentissage des langues, de l’éducation des adultes, des femmes surtout, auraient été des politiques possibles pour éviter la création de ghettos. Les enquêtes récentes qui ont demandé aux citoyens européens s’ils acceptaient des voisins musulmans ou juifs ont révélé une xénophobie latente.
Le débat politique sur la « Leitkultur », qui est en fait l’antithèse à la diversité et au pluralisme culturel, suggère une culture dominante de la majorité. Les cultures des minorités seraient dans ce cas là vouées à la disparition. L’assimilation mise en exergue comme contraire aux principes des droits fondamentaux a soulevé un tollé lors de la visite du PM turc en Allemagne.
L’espoir que les décisions récentes de créer des Chaires universitaires pour les études de l’islam en Allemagne est une réponse juste à l’égard de la communauté musulmane, scientifiquement nécessaire, car comment voudrait-on promouvoir les connaissances sur l’Islam sans en assurer les bases scientifiques.
Dans le milieu des finances le Luxembourg vient d’ailleurs de promouvoir les techniques financières et « l’islamique banking » sera un élément nouveau de la place financière.
Seraient-ce là des perspectives nouvelles? Elles sont positives certes, mais pas suffisantes pour engendrer le revirement de l’opinion publique.
Des craintes diffuses continuent à dominer, avec des intensités différentes selon la région géographique et la situation économique. Plus on est riche, plus on a peur de l’avenir.
La question d’identité plane avec la grande enquête du Président Sarkozy pour les Français, avec des études ici même et ailleurs en Europe.
La peur de voir la Turquie entrer dans l’Union européenne est une expression de la faiblesse des Européens. Il y a bien sûr des problèmes institutionnels à résoudre, mais il y a avant tout à surmonter la peur de l’autre, le refus de l’accepter tel qu’il est.
Et cette peur là ne concerne pas seulement les Turcs mais bien d’autres encore.