La Commission européenne a lancé 2008 l’année du dialogue interculturel. Elle a en quelque sorte obligé les gouvernements à s’occuper de culture comme de l’outil d’une meilleure compréhension. Au cours de cette année la musique a été présente, moins dans le débats que dans les actions. Mon plaidoyer pour arriver à une meilleure compréhension de l’autre par la pratique musicale est bien sûr une politique réservée aux gouvernements nationaux. N’empêche que les réflexions en marge de l’année du Dialogue interculturel ne sauraient faire abstraction du rôle que joue la musique et la pratique musicale dans l’évolution de l’humanité.
Nous ne pouvons fermer nos oreilles: le son est donc ce qui nous est le plus proche dans la vie de tous les jours. Avant d’avoir ouvert les yeux, nous entendons; avant d’être né, nous percevons notre environnement par les oreilles.
Ce sujet est donc bien confronté avec la vie de tous les jours et avec son organisation. C’est aussi un sujet d’actualité qui mérite même une certaine priorité. Nous constatons en effet que le monde sonore qui nous entoure a bien changé ces dernières années. Changements dus à la vie moderne: les moyens de transport, la grande ville, mais aussi les moyens techniques qui permettent d’avoir de la musique partout, dans la voiture, le supermarché, les ascenseurs, à bicyclette ou à pied, directement sur les oreilles. La musique n’est dont plus l’événement, pas sa création, son exécution, sa fonction sociale. Son omniprésence enlève à l’homme la faculté d’écouter, de percevoir consciemment le message d’une musique, de développer le sens critique nécessaire pour se prémunir contre la manipulation.
Danger psychologique pour l’être humain, mais danger physiologique également provenant de l’écoute suramplifée. On a mesuré en décibels la musique dans certaines discothèques et on a constaté des niveaux de loin supérieurs à ceux qui sont admis dans les usines, où l’on fait encore la restriction que l’ouvrier ne doit pas être exposé pendant plus d’une heure à un bruit de 90 décibels. Il est évident qu’une soirée de musique suramplifiée peut causer des pertes partielles ou totales de l’ouïe et provoquer des tintements d’oreille inguérissables. On a aussi constaté que la régularité mathématique des pulsions électroniques employées dans certaines musiques vont à l’encontre des biorythmes de l’être humain.
L’explosion des médias que nous vivons actuellement pose plus que jamais la question de la manipulation à des fins commerciales, politiques ou autres. C’est un fait que telle musique peut banaliser un événement, telle autre lui accorder une importance démesurée et ainsi, inconsciemment, détruire le jugement propre de l’individu.
Platon a rendu le gouvernement responsable de ce qui se passait sur le plan musical. Je crois qu’aucun gouvernement ne voudrait plus assumer cette responsabilité aujourd’hui.
Responsabilité à double tranchant, lorsqu’on se rappelle des scènes comme Shostakovich les raconte dans ses mémoires où Staline lui-même jugeait de l’orchestration d’une hymne qu’il avait commandé à certains compositeurs de l’époque.
Le Parti donnait les directives et décidait « de mettre un terme à toute manifestation de formalisme et de décadence antipopulaire, quelle que soit la couverture derrière laquelle elles se dissimulent » Ainsi furent condamnés en l948 Chostakovitch, Prokofieff et Khatchaturian parmi d’autres compositeurs de l’époque.
Plus anodine fut l’intervention du Président français Valéry Giscard d’Estaing qui ordonnait pour l’interprétation de la Marseillaise, chant de guerre devenu l’hymne nationale du peuple de Voltaire, un tempo moins rapide, plus posé, mieux adapté aux pas pour les occasions solennelles.
La musique dévoile bien le caractère secret d’une nation, de même que les célébrations officielles sont parfois révélatrices de traditions profondément ancrées dans l’évolution d’une nation. Le refus d’accepter la neuvième symphonie de Beethoven comme l’hymne commun des 27 pays membres de l’Union Européenne est bien un fait révélateur.
Une autre responsabilité incombe à l’action des gouvernements nationaux, – il faut bien rappeler que l’Union européenne n’a toujours pas de compétence pour la culture- c’est la sauvegarde du patrimoine. Depuis la signature par les 27 pays membres de la charte sur la diversité culturelle de l’Unesco – c’est d’ailleurs la première convention internationale que les États membres ont signé ensemble – (vue que l’UE n’a à ce jours pas de personnalité juridique) – depuis cette reconnaissance de la diversité culturelle une prise de conscience de cette richesse a eu lieu. Le véritable défi de sauvegarder à la fois les expressions culturelles léguées par l’histoire à chaque peuple et à s’ouvrir aux expressions nouvelles d’un monde globalisé, constitue un outil pour le dialogue pour l’ouverture vers l’autre.
La notion de la diversité des cultures est un changement de paradigme. Une mise en œuvre de l’article 151 du traité mentionne pour la première fois la culture et sa relation avec le développement économique des EM. Article 151:
1. La Communauté contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun.
2. L’action de la Communauté vise à encourager la coopération entre États membres et, si nécessaire, à appuyer et compléter leur action dans les domaines suivants:
– l’amélioration de la connaissance et de la diffusion de la culture et de l’histoire des peuples européens,
– la conservation et la sauvegarde du patrimoine culturel d’importance européenne,
– les échanges culturels non commerciaux,- la création artistique et littéraire, y compris dans le secteur de l’audiovisuel.
3. La Communauté et les États membres favorisent la coopération avec les pays tiers et les organisations internationales compétentes dans le domaine de la culture, et en particulier avec le Conseil de l’Europe.
4. La Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d’autres dispositions du présent traité, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures.
5. Pour contribuer à la réalisation des objectifs visés au présent article, le Conseil adopte:
– statuant conformément à la procédure visée à l’article 251 et après consultation du Comité des régions, des actions d’encouragement, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres. Le Conseil statue à l’unanimité tout au long de la procédure visée à l’article 251,
– statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, des recommandations. »
« La négation des spécificités culturelles d’un peuple revient à la négation de sa dignité. » C’est le président du Mali Alpha Oumar Konaré qui a écrit cette phrase en 1993 dans un rapport pour la commission mondiale de la culture et du développement de l’Unesco, phrase bien vraie, à considérer le développement actuel dans certaines régions du monde.
Quelle est la spécificité de la musique dans cette démarche? La musique est plus qu’un autre art l’expression de la vérité profonde d’un peuple (Furtwängler). Il y a plus de 100 ans, en 1906 Bela Bartok né en Transylvanie (Banat) a commencé ensemble avec Kodály à collecter et à étudier les chants populaires. Il s’est fait insulter lorsqu’il a cru déceler des influences hongroises dans les chants de la Transylvanie, on lui a reproché d’avoir été l’apôtre de la musique tchèque , roumaine et slovaque, alors qu’il était professeur à l’académie royale hongroise. Constantin Brailoiu a pour sa part fait le même travail de collecte, pour archiver ces chants populaire qui ont enrichi par la suite les compositeurs partout en Europe par l’interaction réciproque des musiques.
La mobilité des musiciens et des compositeurs allait de tout temps de pair avec leur échange intellectuel.
Nul besoin de connaître la langue de l’autre. Ainsi nous retrouvons l’allemand Händel en Angleterre, Mozart à Paris, Prag et en Italie.Les exemples sont nombreux, parfois on constate que la mobilité était remarquable , en dépit des moyens de transport lents et pénibles !
Les influences musicales sont notables, reprenant des thèmes, en variant sur les sonorités nouvelles, les compositeurs propagent l’exotisme à la turque, à la tzigane, l’histoire de la musique est jalonnée d’exemples. Dialogue des musiques par excellence, même pendant les innombrables guerres qu’ils se sont faits, les peuples européens ont connu la musique de l’autre.
L’année 2008 a donné le coup d’envoi pour relancer le dialogue des cultures à l’intérieur de l’UE où beaucoup reste à faire pour que le pas de l’union du marché intérieur vers l’Union des peuples soit franchi.
Depuis sa fondation et au fil des différents étapes de son élargissement, l’Union Européenne cherche la cohésion interne. « Nous ne fédérons pas des Etats, nous réunissons des peuples » disait R. Schuman en 1953. Les différents étapes, allant de l’élection au suffrage universel de son parlement, jusqu’à l’élaboration d’un traité constitutionnel, n’ont pas communiqué aux citoyens ce sentiment d’être à l’intérieur de l’Union Européenne à l’abris, dans un projet commun de partage et de cohésion. Les réflexions sur le dialogue, ou plutôt l’absence de dialogue entre les peuples appellent à des actions concrètes.
Quelques points forts sont à mettre en œuvre pour les décennies prochaines. Ainsi j’ai fait un appel à la Commission Européenne de lancer un projet de recherche pour la méthodologie de l’enseignement de l’histoire. Le dialogue entre les cultures présuppose la connaissance de l’autre, savoir d’où il vient et quelle est la genèse de ses attitudes. La connaissance des religions est une condition préalable pour le pluralisme religieux vers lequel nous sommes en route. Il faudrait des actions concrètes au niveau européen pour augmenter la mobilité, surtout celle des jeunes, par des échanges de classes scolaires, et plus tard par une mobilité accrue des étudiants.
La « vieille Europe » risque de retomber dans ses anciens défauts: combattre les crises avec les recettes anciennes, alors que la crise financière, ajoutée à la crise écologique du réchauffement de la planète, nous appelle à une coresponsabilité sans frontière. Le concept géopolitique et juridique de l’Etat nation, que les pères fondateurs de l’UE voulaient dépasser par la consolidation des droits de l’individu – retenus dans la Charte des droits fondamentaux- ne sera accompli que par une action concertée sur la cohésion de la société.
Pour relancer l’idéal des fondateurs de l’Union Européenne de construire un avenir de paix il faudra aussi relancer les réflexions sur nos démocraties qui devraient refléter le pouvoir du peuple.
Lorsqu’en 1936 Pierre Werner (alors âgé de 22 ans) a rencontré R. Schuman pour le questionner sur les dangers et les abus politiques possibles du rôle de l’Etat dans l’économie, celui-ci dénonce 2 dangers: le premier étant la tendance qu’a chaque pays de se replier sur lui-même, le second étant les hésitations de gouvernements faibles, qui n’auraient pas la force d’éviter l’emprise des puissants groupements d’intérêts sur les affaires d’Etat.
Schuman visionnaire avant la 2e guerre mondiale a bien indiqué la route à prendre. Il savait qu’il valait mieux commencer par le marché commun du charbon et de l’acier que par la culture. Mais il savait aussi que l’œuvre n’en resterait pas là.
Plus de 50 ans après nous constatons que l’idéal d’unir les citoyens est resté en friche. Grande fut la déception de ceux qui faisaient campagne pour la constitution européenne 1ère version, que les emblèmes, le drapeau étoilé et l’hymne irritaient davantage , qu’ils ne créaient un enthousiasme commun.
Le refus de manifester si ouvertement l’Union de 27 nations fut bien le signal que ce ne serait pas le marché, ni même la monnaie unique, l’euro, qui créerait une nouvelle dynamique mais qu’il faudrait élargir le concept de politique culturelle.
La fameuse phrase d’André Malraux que le 21e siècle devra réintégrer les dieux, est souvent appliquée à nos démarches pour vivre le pluralisme religieux et culturel.
Pourquoi mon plaidoyer pour la musique?
2 exemples concrets m’ont particulièrement impressionné par leur démarche innovatrice. Je sais qu’il y en a beaucoup d’autres, et que même ceux qui sont dans l’anonymat du travail journalier des musiciens ont leur valeur intrinsèque.
Le premier exemple a été documenté en une étude scientifique volumineuse et menée tout au long de plusieurs cycles d’études à l’école primaire d’un quartier défavorisé de Berlin. Le projet a prouvé que la pratique musicale journalière, intégrée dans le cursus scolaire tout au long de la scolarité d’enfants à problèmes sociaux et de régimes linguistiques différents , a faits ses preuves. Comparé aux résultats d’enfants du même âge et de la même composition sociologique qui n’avaient pas cette opportunité l’évaluation scientifique a relevé
• une amélioration significative de leur compétence sociale
• plus de motivation pour l’apprentissage
• moins de problèmes de concentration
• l’amélioration de la créativité
• un comportement plus altruiste
• de meilleurs résultats scolaires
• moins de violence dans les cours de récréation.
Les preuves bénéfiques de cette façon d’enseigner devraient suffire pour engager une vraie culture du dialogue à travers la pratique musicale intégrée. Or voilà plus d’une décennie que l’étude réalisée par Hans Günther Bastian existe, le projet pilote n’a cependant pas connu les résonnances qu’il aurait pu avoir.
Sachant que pour assurer un meilleur dialogue et apprendre à vivre ensemble la musique serait un outil précieux, l’expansion de la pratique musicale aux milieux de défavorisés et des exclus pourrait être la base d’un nouveau modèle de société. Or pour ce faire déjà Napoléon avait postulé que « de tous les arts la musique a l’influence la plus profonde sur l’être humain, et que par conséquent le législateur devrait lui assurer tout son appui. »
Deuxième exemple
La pratique musicale, lien entre des peuples en guerre. L’orchestre fondé par le chef d’orchestre D. Barenboïm et l’écrivain palestinien Eduard Said permet chaque année à de jeunes palestiniens et israéliens à se retrouver à Séville et à préparer une tournée de concert. Depuis un orchestre des jeunes et des écoles de musique ont été crées dans la bande de Gaza. En dépit des conflits les jeunes arrivent à jouer ensemble.L’orchestre est pour les jeunes Palestiniens un moyen de sortir , la musique devient un nouveau langage pour ces enfants de la guerre et du conflit armé. Entretemps une nouvelle initiative pour un festival en Iran en 2009 est née. Le but est de dépasser le fossé entre les cultures arabes et occidentales.
Dépasser le cloisonnement des cultures par la musique, ce n’est pas une invention de notre époque.
C’est un moyen d’action, un devoir citoyen des musiciens eux-mêmes d’arrêter les confrontations pour faire découvrir tout l’univers que le génie humain a crée avec 7 notes.
Le dialogue interculturel voudra aussi signifier être à l’écoute de l’autre. Ecouter pour mieux entendre, pour saisir les nuances et les couleurs, la façon d’être de l’autre.
Un exemple m’est venu bien à propos en relisant le commentaire de Pascal Bentoiou sur l’œuvre de George Enescu dans le cahier de programme de l’édition de 2001 du festival Enescu. Bentoiou estime que le manque de compréhension de l’œuvre d’Enescu s’explique par l’univers psychologique de l’auteur, par une vision plus orientale qu’occidentale du monde, qui s’expliquerait de l’héritage ancestral de la Tracée et de la Dacie dont il est originaire. Bentoiou décrit cet héritage comme une façon de vivre , où le temps passe d’une autre façon, où les choses sont moins catégoriques, où la réalité peut être remplacée par le rêve, la contemplation. Tous ces éléments mènent à une plus grande liberté intérieure, à peine compréhensible pour ceux qui ont été éduqués à l’occidentale. Enescu semble écrire à l’occidentale, alors qu’il est diplômé de conservatoires de Vienne et de Paris.
Pour la vraie compréhension du compositeur il faudra dépasser les fausses apparences et découvrir le musicien plein de tempérament, d’originalité et de sensibilité. Et Bentoiou de conclure en citant Y. Menuhin: Enescu sera une des grandes découvertes du 21e siècle.
Pour conclure, cet exemple éloquent démontre à quel point le langage musical explique les façons différentes de vivre, décrit le contraste entre l’orient et l’occident, et ouvre le chemin vers la compréhension mutuelle.
La musique s’y prête par excellence, car comment dit le Renard dans « Le petit Prince »: Souvent le langage est source de malentendu.
Je vous remercie de votre attention.