Députée européenne depuis 2004, plusieurs fois ministre entre 1995 et 2004, Erna Hennicot-Schoepges aura participé à l’émergence de nombreuses réalisations d’importance dans le pays comme la Philarmonie, l’abbaye de Neumünster ou l’université du Luxembourg. Elle revient sur son enfance partagée entre Dudelange, sa ville natale, et l’Oesling aux blanches maisons…
À quoi ressemblent les images de vos premiers souvenirs?
Je suis née pendant la guerre. En face de chez nous, il y avait l’école primaire. C’était sur cette école qu’était fixée une alarme qui s’activait dès qu’il y avait une menace de bombardement. Je me rappelle bien de la panique qui s’installait à ce moment-là. Lors d’une de ces alertes, j’avais oublié ma poupée dehors. Il pleuvait à verse et j’étais toute mouillée. Il fallait absolument que j’aie cette poupée avec moi. Car il faut savoir que posséder une poupée en ce temps-là, c’était un luxe inimaginable aujourd’hui.
Quelles étaient les conditions de vie à la maison?
Beaucoup de personnes ont peine à imaginer ce à quoi pouvait ressembler la vie dans une famille ouvrières d’après la guerre. Mes parents vivaient dans une de ces maisons d’ouvriers. Mes premiers souvenirs tournent aussi autour de la vie que nous menions à l’époque. On cultivait nos légumes dans le jardin, on élevait nos lapins, nos poules, des cochons pour certains. Les salaires n’étaient pas élevés. Les gens n’avaient pas d’argent. On vivait dans un cadre familier et on entretenait un contact avec la nature. C’était aussi un moyen de s’assurer une certaine autonomie en ce qui concerne la nourriture. Mes parents étaient propriétaires dans les années 30 du fait qu’autrefois, l’Arbed avait créé tout un système afin de faciliter l’accès à la propriété pour les ouvriers. Pour devenir propriétaire en ce temps-là, il fallait faire énormément de sacrifices et faire preuve aussi de courage, car lorsqu’on se retrouvait au chômage, les compensations étatiques n’existaient pas comme aujourd’hui. Ma mère avait appris à faire de la couture. Elle confectionnait des chemises d’homme dans une chemiserie à Luxembourg-Ville. Elle recevait des commandes régulièrement et cela apportait un gain à la maison.
Quels étaient les loisirs auxquels vous vous adonniez étant enfant?
Surtout les patins à roulettes. J’en faisait beaucoup avec d’autres camarades. Il y avait des tas de petits jeux qui occupaient les enfants. Attraper des hannetons par exemple. Ils pullulaient dans les nombreux tilleuls du jardin de l’école, en face de notre maison. Je pense aussi aux jeux de balle, à la corde à sauter. Et puis, la grande révélation pour moi fut le piano. J’ai commencé à en jouer en 1946. Tout est parti de mon frère, de 13 ans mon aîné, qui avait fait le lycée et avait découvert la musique par la même occasion. Lui, c’était le violon. Ma sœur, la mandoline. Pour moi, on a décidé que ce serait le piano. Par la suite, j’ai fréquenté l’école de musique à Dudelange.
La musique a été une révélation pour vous?
Oui. En fait, posséder un piano dans une famille ouvrière signifiait que vous vous étiez sacrifié par ailleurs. Que vous aviez renoncé à d’autres choses, pas forcément superficielles. C’est révélateur de l’importance que les ouvriers attachaient à la culture. Un piano, c’était un accès à la culture. Et je tiens à insister sur le fait que les ouvriers avaient une culture et ils y attachaient une très grande importance. À travers l’achat de ce piano, je pense que es parents ont exprimé là le regret de ne pas avoir fait d’études. J’ai aussi pratiqué le chant. Cela m’a fait un drôle d’effet lorsque je me suis entendue, enfin la chorale dans laquelle je chantais, pour la première fois à la radio. Beaucoup parmi ceux que j’ai fréquenté alors sont devenus musiciens professionnels. J’ai reçu mon premier prix à 13 ans alors que j’étais rentrée à 12 ans au lycée de jeunes filles à Esch-sur- Alzette.
Revoyez-vous encore certaine images précises?
Il y a un «tableau» qui m’est toujours resté, d’autant plus que c’était quelque chose que le voyais presque tous les matins d’hiver : la vision des scories brûlantes qui illuminaient le ciel avant d’être déversées sur une colline en contrebas. Il y avait aussi le bruit de la sirène de l’usine qui retentissait toujours à 22 h et à 6 h. Et puis, le bruit caractéristique du tramway qui passait tous les jours devant notre porte pour transporter les ouvriers à l’usine.
Le vécu de votre enfance aura-t-il déteint sur vos engagements et sur votre philosophie personnelle une fois parvenue à l’âge adulte?
J’avais un grand-père qui résidait à Troisvierges et qui est venu habiter avec mes parents à partir de 1947. Il a joué un rôle essentiel pour moi. Il me racontait fréquemment des histoires pour enfants avec l’accent de l’Oesling. Et je me souviens bien lorsque je partais avec lui en train une fois par mois pour retourner à Troisvierges. C’était encore un train à vapeur et les banquettes étaient dures… Je me rappelle très bien de ces églises et de ces maisons blanchies à la chaux, typiques de l’Oesling. À l’époque, je pensais déjà qu’il fallait absolument les préserver. Plus tard, j’ai insisté pour qu’on en classe quelques-unes monuments historiques. Je pense qu’on a besoin d’une part de visuel pour retracer l’histoire d’un peuple. La région de l’Oesling était marquée par la bataille des Ardennes. En face de la maison de mon grandpère se trouvait un canon qui avait été oublié là par les soldats. Il est toujours en place aujourd’hui et il contribue au souvenir. Le choix de la politique a été lié à la personnalité de mon frère qui fut membre du conseil communal de Dudelange durant trente ans. Et dans l’opposition!
Des regrets?
Celui de ne pas être devenue pianiste de concert. Pour atteindre ce niveau, il fallait une conjonction de facteurs très favorables et il n’était pas toujours facile de les rassembler pour tout le monde…