Par Claudine Shinoda, vice-présidente de l’Union Bouddhiste Européenne
J’ai eu la chance de rencontrer le bouddhisme au Japon, par l’intermédiaire d’un mouvement laïque dont les fondateurs étaient un homme et une femme, également respectés. Ces conditions de laïcité et d’égalité des sexes ont sans aucun doute joué un rôle significatif dans mon investissement enthousiaste à la découverte de ce chemin d’éveil totalement intégré dans le réel.
C’est mon cheminement aux côtés de nombreux compagnons et compagnes de pratique qui me permet de témoigner aujourd’hui de la place essentielle que la femme doit prendre dans la spiritualité et de l’influence bénéfique qu’elle exerce alors au sein de la famille, dans la société et dans tous les domaines, en faveur de l’harmonie, du progrès et de la paix.
Émanant de la vision d’un homme parfaitement éveillé, l’enseignement bouddhiste propose une voie d’amélioration individuelle qui conduit à une transformation fondamentale, capable de surcroît de générer une transformation du monde.
Le Bouddha ne demande pas de croire aveuglément en son enseignement, encore moins de le vénérer lui-même. Son souhait profond, quand il décida de transmettre son expérience, fut de permettre à tous les êtres d’atteindre le même état de réalisation spirituelle auquel il était lui-même parvenu, et ce faisant, de purifier le monde de la haine, de la violence et des autres fléaux, créés par l’ignorance, cause première de la souffrance des êtres humains.
Cet enseignement profondément humaniste était totalement révolutionnaire à l’époque du Bouddha, il y a 2500 ans environ, et le demeure encore à bien des points de vue. Il est, en particulier, universel et égalitaire. Les êtres humains sont divers mais quel que soit leur niveau actuel de conscience, quel que soit leur sexe, leur race, leur culture, leur âge, leurs croyances, ils peuvent travailler à perfectionner leur humanité vers son degré ultime.
Dans le Soutra du Lotus, par exemple, enseignement ultime du Bouddha Sakyamuni, le Bouddha s’adresse aux moines, aux nonnes et, je cite, aux « fils et filles de bonne famille », formule par laquelle il désigne les pratiquants laïques, hommes et femmes. Il affirme ainsi l’égalité des sexes quant aux possibilités et au potentiel des femmes et des hommes de pratiquer son enseignement et d’atteindre la perfection. Beaucoup de femmes y jouent un rôle prépondérant. Afin de dissiper les préjugés profondément ancrés dans l’esprit des êtres de son époque, et même des membres du clergé bouddhiste, le Bouddha y met en scène une fillette de douze ans. Elle atteint l’éveil sous les yeux stupéfaits de grands maîtres très dévoués à la pratique et très renommés pour leur sagesse, mais qui ne pouvaient admettre l’idée qu’une femme puisse atteindre l’éveil, encore moins une fillette. On trouve des récits semblables dans d’autres soutras du Grand Véhicule.
Le Bouddha a enseigné aux êtres humains par le biais de « moyens habiles » : il prêchait en effet en fonction des êtres et des circonstances, conscient que la vérité de son message ne pouvait être acceptée par tous. Ainsi apparurent diverses écoles, et en particulier, deux grands courants nommés le Véhicule des Anciens ou Theravada et le Grand Véhicule ou Mahayana. Le Véhicule des Anciens est plus restrictif à l’égard des femmes : elles n’y occupent pas la même place ni ne bénéficient de la même reconnaissance que les hommes. C’est cependant plus encore à cause du contexte culturel et social au sein duquel cet enseignement s’est développé en Asie, que les femmes ont rarement eu des chances égales d’éducation et d’entraînement spirituel, ce qui est contraire à l’enseignement même du Bouddha. L’inégalité est donc flagrante et le monde bouddhiste traditionnel est, en Orient, caractérisé par la domination des hommes.
En Occident, les femmes intéressées par la pratique du bouddhisme, jouissent d’un statut égalitaire, sur le modèle de nos sociétés. Les traditions bouddhistes orientales, quand elles s’implantent en Occident, se dépouillent petit à petit des préjugés divers dus à leur contexte culturel et social. Les nonnes et les femmes laïques bouddhistes revendiquent et obtiennent progressivement les mêmes droits et la même reconnaissance que les moines et les hommes.
La pratique laïque, au sein de la vie quotidienne, est aussi une caractéristique récente de l’évolution de la pratique bouddhiste dans certaines traditions orientales et, en Occident, dans de nombreuses traditions. Cette évolution, due au progrès social, à la démocratie et à l’éducation obligatoire, a aussi largement et concrètement ouvert le chemin spirituel aux femmes, en toute égalité.
Force est de reconnaître cependant qu’à l’image de ce qui se passe dans nos sociétés, les femmes, malgré une égalité de droit, restent souvent en retrait, prisonnières des schémas d’excellence et de supériorité masculines inscrits dans leur psychisme depuis des générations.
Je suis née au bord de la mer, au pays des tempêtes et, dans mon enfance, j’ai souvent entendu, à l’approche du crachin breton, ce dicton « Petite pluie abat grand vent ». Malgré nos capacités évidentes, mes compagnes de pratique et moi-même étions toutes plus ou moins comme ce grand vent : un simple froncement de sourcils de notre époux, de notre père, de notre frère, agissait bien souvent sur nous comme ces fines gouttelettes de pluie capables d’abattre la tempête. Mais encouragées par cet enseignement que tous les êtres ont un potentiel illimité, nous nous sommes appropriées cet objectif d’éveil et nous nous efforçons, pour y parvenir, d’accomplir la pratique de bodhisattva, exposé par le Bouddha dans le Grand Véhicule.
Les bodhisattvas, ces « aspirants à l’éveil », sont souvent qualifiés de héros, tant la détermination qu’ils construisent pour atteindre leur but est inébranlable, tant les vertus qu’ils développent petit à petit dans leur relation aux autres sont exceptionnelles, tant la sagesse qu’ils retirent de leurs actions est vaste à l’instar de l’enseignement du Bouddha.
Or, dans l’exercice de cette pratique de bodhisattva, accompagnée d’hommes et de femmes, j’ai trouvé que les femmes étaient particulièrement douées et créatives. D’abord dans leur aptitude à s’investir dans des relations profondes avec les autres, à les écouter avec respect, douceur et générosité, à les encourager chaleureusement, à déployer une énergie bienveillante. J’ai vu aussi combien elles progressaient rapidement dans leur docilité, au sens étymologique du terme, c’est à dire leur envie d’apprendre, leur souhait d’entendre les enseignements avec curiosité et de remettre en cause leurs conceptions sur la réalité et leur conduite. J’ai admiré leurs capacités à développer patience, persévérance, courage. Comme si toutes ces qualités ne demandaient qu’à s’épanouir. J’ai mieux compris alors ce que mes aînés de pratique japonais me transmettaient depuis longtemps sur la puissance de la femme, sur le rôle central et primordial que le développement de son intériorité et de son humanité lui permettrait de jouer en faveur du dialogue et de la paix.
J’ai constaté des transformations dans la famille de ces femmes, l’apaisement de conflits, la restauration de la communication entre les générations, par exemple. Beaucoup d’entre elles travaillent comme institutrices ou professeurs : grâce à leur écoute bienveillante et la conscience du potentiel immense de chaque individu, grâce à leurs encouragements, elles transmettent aux enfants, au-delà du savoir, la confiance en eux-mêmes et en leur avenir, le sens de l’effort, le courage. D’autres travaillent dans le milieu médical ou social : remarquées pour leurs qualités et leur dévouement, on leur propose souvent d’accéder à des postes de responsabilité.
J’ai depuis très longtemps été interpelée par l’idée de l’Europe. Grâce à l’enseignement bouddhiste de la production conditionnée des causes et des effets, j’ai pris plus profondément conscience du caractère inéluctable de la reproduction des évènements dans l’histoire – à moins que les êtres humains ne progressent dans leur conscience et dans leur cœur –. J’ai donc décidé de m’investir dans les travaux de l’Union Bouddhiste Européenne afin d’aider au développement harmonieux du bouddhisme en Europe et de permettre aux bouddhistes de ses différents pays de se rencontrer et de créer ensemble divers projets à l’échelle européenne. Le dialogue interculturel et inter traditions est donc au cœur de l’Union Bouddhiste Européenne, car si l’Europe est multiple, le bouddhisme européen, présent en Europe sous forme de nombreuses écoles venues de pays asiatiques différents, l’est aussi. J’ai eu la chance d’exercer la fonction de présidente ces trois dernières années et c’est aussi cette expérience qui m’incite à être optimiste pour l’avenir quant à la place de la femme dans le bouddhisme européen et en Europe car nombreuses sont les femmes qui s’y investissent et prennent des responsabilités.
Avant de terminer, j’aimerai partager avec vous une anecdote. Alors que je représentais le bouddhisme européen à la cérémonie annuelle bouddhiste du Vesak, organisée par l’ONU au Vietnam, quelqu’un a posé une question sur la place de la femme dans le bouddhisme : il faisait remarquer en effet que les intervenants sur la scène n’étaient que des hommes, éminents Vénérables, et que le parterre de l’immense hall de conférence, rempli de moines, asiatiques dans l’ensemble, comptait très peu de nonnes. La réponse des intervenants sur scène fut vague et j’ai ressenti la nécessité de témoigner de la place de la femme en Europe en évoquant d’ailleurs l’intervention que je devais faire aujourd’hui au Parlement Européen. J’ai vivement encouragé l’auditoire à ouvrir plus grandes les portes aux femmes en Asie et à croire en leur potentiel. C’était l’ultime question de ce rassemblement de trois jours et ce furent les dernières paroles. J’ai été soudainement entourée de nonnes et de femmes bouddhistes qui m’ont remerciée chaleureusement et m’ont demandé de les aider dans la reconnaissance de leurs droits.
Le monde actuel est en proie à l’avidité, à la corruption, à la violence et à des dangers qui menacent l’avenir même de l’humanité. Les femmes, quand elles progressent sur le chemin spirituel, peuvent répondre à ces fléaux avec leurs qualités spécifiques, avec leur sens du réel et du sacré, avec leur sagesse et leur bienveillance : il est donc essentiel qu’elles s’impliquent, au côté des hommes, dans tous les domaines de la société.
Les femmes, parce qu’elles sont mères, portent des valeurs de paix et sont naturellement attachées à la sauvegarde de la planète. Elles sont les premières à transmettre à leurs enfants, dès leur naissance, les valeurs humaines fondamentales de respect et de gratitude. En vertu de leur rôle et de leur potentiel d’éduquer leurs fils et leurs filles à la responsabilité, à la fraternité, à la liberté, à la sagesse et à la compassion, elles devraient donc faire l’objet de toute l’attention et de tous les soins sur le plan de l’éducation en général et de l’éducation spirituelle en particulier.